• Entretien: Stéphane Brizé - La Loi du Marché

    D'abord technicien à la télévision, ensuite metteur en scène de pièces de théâtre, Stéphane Brizé réalise un court métrage, "Bleu dommage", en 1993 puis un un moyen métrage, "L'œil qui traîne", en 1996. Trois ans plus tard, c'est son premier long métrage: "Le Bleu des villes". Suivront "Mademoiselle Chambon", "Quelques heures de printemps" et "La Loi du Marché" avec, comme point commun, Vincent Lindon dans le rôle principal.
    C'est à Bruxelles que je l'ai rencontré, lors de la présentation de
    "La Loi du Marché" au Brussels Film Festival. Entretien réalisé avec Christie Huysmans (CinéFemme), Elise Lenaerts (Cinephilia) et Constant Karbone (Le Bourlingueur du Net).

    Pourquoi ce film ?

    Au départ, c'est un sentiment d'écoeurement de trop de chiffres du chômage, le sentiment d'un monde métastasé. C'est un cancer généralisé. Si le monde était une personne, il serait en phase terminale. Cela va très mal, il faut regarder les choses en face. Je pars toujours d'un sentiment personnel et après, j'essaie d'y mettre de la pensée, de la psychologie, de la dramaturgie. Je me demandais comment un individu peut réagir en cas de crise, lors d'un conflit éthique. L'idée aussi d'incarner le chiffre du chômage, que l'on convoque une fois par mois, par une personne. Replacer un individu au centre d'une problématique.
    Je suis fasciné par les réactions en France, les gens sont interpellés. En fait, il faut la fiction pour éclairer le réel. Pourtant, tout ce que je raconte dans le film, je ne l'ai pas inventé. Cela se passe tous les jours. Récemment, une caissière de Lidl s'est suicidée. C'est de la casse humaine. Mais on est tellement anesthésié qu'on ne se rend plus compte.

    Stéphane Brizé

    Votre film montre aussi que le système est vicié, exemple: le patron du supermarché subit lui aussi la pression.

    Le film s'attache à montrer qu'il n'y a pas de gentils face à des méchants. Chacun peut devenir le bourreau de l'autre. A un moment, on est le faible, à un autre moment, le faible devient le fort. Nous sommes tous des victimes et des bourreaux en puissance. La banquière dans le film, si je dînais avec elle, je passerais peut-être un bon moment. Dans son boulot, elle ne peut pas faire autre chose que ce qu'on voit dans le film. De la même manière que le Pape est obligé de dire qu'on ne peut pas tromper sa femme ou son mari, est contre l'avortement.

    Vincent Lindon est le seul acteur professionnel, comment avez-vous trouvé les «comédiens» jouant dans le film ?

    La banquière est celle de la casteuse, le mec qui joue le DRH est un collègue de la banquière, il n'est pas vraiment DRH mais il dirige des gens. Le mec qui dirige l'hypermarché, je le connais, il n'est pas là parce que je le connais. Il est chef d'entreprise. L'homme qui achète la caravane, c'est le vrai patron de l'hypermarché. Je l'avais auditionné, comme c'est un mec bien, je ne voulais pas qu'il joue le patron de l'hypermarché pour ne pas prêter à confusion. J'ai cherché à droite, à gauche. J'ai même demandé à mon banquier. Le type de Pôle Emploi, il travaille vraiment chez Pôle Emploi, lors de l'audition, il avait un jeu naturel.

    Cela a-t-il permis à Vincent Lindon d'atteindre une plus grande vérité ?

    Je pense que oui. Il y a une situation très déstabilisante pour lui. Je suis convaincu que ce dispositif cassant les habitudes l'a amené vers autre chose. Face à lui, il avait des gens, souvent dans leur propre fonction, ayant leurs réflexes de langage. Cela a modifié le jeu de Vincent, il y a quelque chose d'une plus grande liberté.
    Aussi, je me suis autorisé une plus grande liberté, rien qu'en arrachant la caméra du sol. Dans les autres films, mes caméras étaient beaucoup plus statiques. Là, j'ai eu l'impression de m'offrir un dépucelage. Je ne renie rien d'avant. Il y a une période où la caméra était au sol, maintenant, il y a une période où la caméra ne sera plus au sol. J'y reviendrai peut-être, je mixerai peut-être les choses. Pour mon prochain film, l'adaptation d'un Maupassant, j'ai dit au chef op: la caméra n'a pas de pied. Il y a quelque chose dans mon débit de parole très rapide, fébrile que je m'autorise maintenant à montrer à l'écran.

    Cette proximité avec le réel ne vous donne-t-il pas envie de passer au documentaire ?

    Moi, ce qui m'intéresse, c'est cette interaction entre la fiction et le réel. Cela me passionne. J'ai déjà fait un documentaire que peu de gens ont vu. Regarder oui, faire n'est pas l'objet qui m'intéresse à fabriquer. Ce qui m'intéresse, c'est de construire une histoire. Et à l'intérieur de la fiction, injecter du réel. Par exemple, Kieslowski a commencé par le documentaire, Il s'est dit que, pour accéder à l'intime, la fiction était le meilleur moyen. Je le crois vachement.
    Evidemment dans le film, j'emprunte aux codes du documentaire. Toutefois, par la présence de Vincent Lindon et l'utilisation du Cinémascope, j'indique clairement que c'est une fiction.

    Le film se clôt par une belle lueur d'espoir, et après ?

    Ce que je pense philosophiquement, c'est que l'homme est supérieur au système de répression. On peut dépasser, l'homme est plus grand que ça. L'Histoire nous l'a montré. Comme Gandhi avec la marche du sel, on tirait sur la première ligne, la deuxième ligne continuait à marcher et on ne tire pas sur la troisième, là, on a gagné.
    J'aime bien faire des fins qui demande au spectateur de raconter sa propre histoire.

    Lire aussi la critique du film La Loi du Marché

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