• Entretien: Sophie Deraspe - Les Loups (FIFF 2015)

    Par Sophie G - Sophie Deraspe est une réalisatrice, scénariste et productrice québecoise. Elle est considérée comme un des figures marquantes du nouveau cinéma de la Belle Province. Outre trois longs métrages, sa filmographie compte aussi un court métrage et un documentaire: "Le Profil Anima".
    Elle est venue, dimanche dernier, au FIFF pour présenter deux films: "Le profil Amina" et "Les Loups".

    Sophie Deraspe, vous avez participé plusieurs fois au FIFF ?

    Oui, je crois que ça fait cinq fois que je viens, je suis venue avec un court-métrage documentaire pour la première année, ensuite avec "Rechercher Victor Pellerin", "Les Signes Vitaux", je suis venue en Forum de co-production pour "Les Loups", et me voilà cette année avec "Les Loups" et "Le Profil Amina".

    J’ai vu que lors de votre participation au Forum du FIFF en 2011, vous étiez déjà venue avec le scénario du film "Les Loups", est-ce qu’il y a eu de gros changements d’écriture ou d’histoire entre la version de l’époque et cette version finale ?

    Ce qui était intéressant pour moi, quand je suis venue en 2011, c’est que je rencontrais la coproductrice française, pour la première fois. C’est-à-dire que les deux producteurs, le Canadien et la Française, se connaissaient, ils avaient déjà travaillé ensemble, mais moi, je la rencontrais pour la toute première fois. Et c’est intéressant de rencontrer des Européens. Je pense que le travail ne s’aborde pas de la même manière du côté de l’Europe ou du côté de l’Amérique. Et puis je trouve, que pour "Les Loups", les Européens avaient un rapport au scénario différent, et c’était très riche de les entendre. Ce qui a changé, j’avoue ne plus vraiment m’en rendre compte. On dirait que quand le film évolue, quand il devient ce qu’il est à l’heure actuelle, j’oublie un peu ce qu’il était au passé. Il y beaucoup d’éléments qui font que l’on peut dévier, tant au scénario qu’au moment du tournage ou du montage… il faut toujours que je me ramène à la source de, pourquoi j’ai eu la volonté de faire ce film et de ce qu’il veut dire au départ. Mais par contre, j’oublie si il avait telle autre scène au scénario et si elle a été coupée au montage.

    On peut dire que le film est une sorte d’être vivant, qu’il grandit un peu indépendamment de chaque échange.

    J’oublie ce qu’il aurait pu être pour voir ce qu’il est. 

    Votre documentaire "Le Profil Amina" est passé à Sundance récemment, les films sont donc sortis approximativement en même temps, l’un a-t-il été écrit avant l’autre ? Comment s’est organisée la construction de ces deux projets de longs ?

    En documentaire, souvent, on tourne sur des périodes plus longues, par blocs de tournage, alors qu’en fiction, notre période de tournage est de telle date à telle date, et souvent ça se clôt à l’intérieur d’un mois et demi, deux mois. C’est ce qui s’est passé pour" Les Loups", mais pour "Le Profil Amina", cela s’est échelonné sur plusieurs années, on faisait un bout du tournage, puis on montait en même temps. La narration d’un film documentaire se passe beaucoup au montage aussi. Donc les films se sont faits un peu en parallèle.

    Sophie Deraspe interviewée par Sophie G Lequel est né en premier ?

    "Les Loups". Un film de fiction est souvent assez long à scénarisé puis à financer, "Le Profil Amina" ça s’est présenté dans ma vie parce que la protagoniste principale Sandra Bagaria, qui a une relation amoureuse avec cette Syrienne, c’est une amie à moi. Ça s’est passé à côté de moi. Donc, j’étais au premier plan. J’ai suivi leur première rencontre amoureuse alors qu’Amina n’était pas du tout connue du public, et surtout avant les premiers soubresauts en Syrie. C’était assez extraordinaire, dans la mesure où ça parlait tellement de notre époque. Avec des enjeux tellement contemporains, je me suis dit qu’il y avait un film à faire avec ça. C’était vraiment un sujet en or, et ma proximité de cette histoire était une chance. Donc il fallait que je le fasse. "Les Loups", pendant ce temps, était déjà en processus d’écriture et de financement.

    On place toujours beaucoup de soi dans un personnage, et celui d’Ellie fait un retour aux sources dans "Les Loups". Vous avez tourné le film dans un lieu lié à votre famille et à votre enfance, est-ce que, en allant tourner là-bas vous n’avez pas fait comme votre personnage ? Et est-ce que vous avez appris des choses sur votre famille ou sur vos origines ?

    Si j’ai choisi les îles de la Madeleine comme lieux de tournage, c’est parce que je connais le lieu intimement. C’est un lieu que les Québécois associent à un paysage de carte postale, surtout l’été, avec des gens très accueillants. Et c’est vrai qu’ils le sont. Mais moi, je connaissais une de ces communautés et jamais je n’avais vu une de ces communautés représentées de ce point de vu plus intime. Je la trouve à la fois dure, rude, mais très solidaire et liée. Il y a des problématiques dues à l’isolement. Par exemple, l’alcoolisme. Mais aussi les gens s’acceptent, se soutiennent et ne comptent pas sur des institutions, pour des besoins spécifiques pour prendre soin des handicapés, des alcooliques… Ils restent entre eux.

    Comme une autarcie très solidaire ?

    Oui, tout a fait. Au départ, le personnage d’Ellie vient spécifiquement pour une personne, mais elle finit par trouver une famille au sens large. C’est ce que j’avais envie de représenter. Pas faire un portrait précis de l’île des Madelineaux, d’ailleurs, je ne le nomme pas dans le film, on parle de l’île de manière générale.
    D’ailleurs,  je n’ai pas demandé à mes acteurs de prendre l’accent de la région, mais de prendre en compte le lien particulier des habitants avec la nature. C’est une communauté très façonnée par la nature dans sa manière de vivre avec. La nature les nourrit, la nature les confronte, et ils en font partie, d’où le titre "Les Loups". Je pense qu’on peut penser aux loups marins, c’est la manière dont on appelle le phoque, mais ce sont davantage les hommes et les femmes qui vivent en meutes, en meute étroite serrée, pour se nourrir. Ils sont méfiants envers l’extérieur.

    Le personnage du «Français» est celui qui lie le plus rapidement un lien avec Ellie, est-ce que de manière sous-jacente, on comprend qu’il a été à la place d’Ellie dans le passé ? L’étranger, celui qui s’est ajouté à la communauté ?

    Pour lui, Ellie n’est pas une menace, il y a même quelque chose qui lui fait du bien dans son arrivée. Il y a une nouvelle présence, et en plus, c’est une femme, elle est mignonne. De manière générale dans cette communauté, l’étranger est le bienvenu, du moment qu’il ne veut pas rester. Mais dès le moment où il souhaite rester, là on commence à se poser des questions sur ce qu’il veut vraiment, ça ne passe pas. Et Ellie, c’est différent, elle vient en dehors de la saison touristique, elle pose plein de questions. Donc là ça crée des méfiances. Et spécialement à cette période de chasse aux phoques. Ils le savent que leur activité est controversée, qu’elle est jugée par l’extérieur.

    C’est intéressant que vous ne portiez aucun regard avec un jugement marqué sur la chasse aux phoques. Bon voit bien qu’Ellie est contre, mais elle ne juge pas, d’ailleurs est-ce qu’elle est végétarienne ?

    Oui, oui, on le devine. Elle a été éduquée par une mère qui n’est pas du tout dans ces valeurs-là, vu qu’elle était activiste contre la chasse aux phoques. Ellie ne vient pas pour les juger, mais on vient bien que cela ne lui plaît pas. Mais même moi qui aie des racines là-bas, et bien mon père ne chasse pas, je n’avais jamais vu la chasse. Mais je sais que ça fait partie de la culture là-bas, ça a fait partie de la survie pendant longtemps, parce que c’était ce qui était disponible à cette période de l’année. J’ai entendu une femme dire «mon père, il n’allait pas à la chasse, il allait nous chercher à manger». Ca s’encre dans une tradition.

    Autre sujet, mais j’ai vu que dans votre film, nous retrouvons Gilbert Sicotte et Louise Portal, qui sont également à l’affiche de "Paul à Québec".

    Je ne l’ai pas encore vu, il a été tourné peu de temps après "Les Loups", donc, au moment où on tournait, on ne parlait pas de "Paul à Québec", ce n’était pas encore dans leur vie. Mais je sais qu’ils se sont retrouvés, comme couple après… C’est assez drôle.

    Dans "Paul à Québec", Louise Portal incarne «la petite mamie gâteau», avec des cheveux blancs et un petit tablier, tout l’opposé du personnage de Maria.

    Oui, je l’ai vue en photo et je peux dire que c’est la première fois qu’elle jouait un personnage comme celui de Maria. Louise a une longue carrière, elle a notamment joué les séductrices, mais c’est la première fois qu’on la voit dans un tel rôle. J’ai été contente de l’amener complètement ailleurs, et surtout qu’elle veuille y aller. Qu’elle soit fière de ce rôle. Les critiques ont été élogieuses envers son travail. Je suis très contente pour le film et pour elle.

    Une petite question plus générale par rapport au tournage. Vous vous servez beaucoup des éléments de la nature, il y a une importante scène de tempête, est-ce que vous avez eu des problèmes de tournage à cause du temps ?

    Ce film, je l’ai présenté au CNC, et ça a été l’une des grandes questions. «Dans votre scénario, la nature est très présente, c’est beau, c’est puissant, mais comment vous allez faire pour tourner ce qui est écrit ?» Et ma réponse a été: «j’ai écrit des choses, mais je m’attends à ce que la nature me propose sa force, je connais la puissance de la nature dans ce lieu, et la nature ne fera pas exactement ce que j’ai écrit, mais elle me fera certainement encore mieux, et je rends mon équipe disponible à la capter. C’est ça que je dois faire, c’est mon devoir.» Et c’est ce qu’on a fait. J’avais une scène de tempête, et on savait qu’il fallait être prêt au moment où elle arriverait. On devait être très souple. Ce qui est intéressant c’est que toute l’équipe devait rester sur place, c’était isolé, l’équipe ne rentrait pas les week-ends chez eux. On est resté ensemble ce qui a créé une mini-communauté. Et d’ailleurs, on pouvait suivre la météo, mais le mieux c’est de suivre les conseils de ceux qui connaissent bien la nature. Parce que les habitants savent que si le vent souffle au sud-ouest ça va donner tel type de neige, et que si la lune est pleine ça va donner autre chose. C’était génial d’être si proche de gens qui connaissent si bien la nature.

    D’ailleurs, vous avez dirigé des personnes qui vivaient sur place et qui ne sont pas des acteurs, comment ça s’est passé ?

    Je l’ai fait dans d’autres films et j’aime bien mélanger le naturel du jeu et les vraies connaissances. De demander à un acteur de faire la chasse aux phoques, c’est impossible. D’ailleurs, je ne veux pas montrer à l’image quelqu’un qui ne sait pas le faire. Un acteur, même voulant le faire, et certains l’ont voulu, n’aura pas l’agilité de quelqu’un qui l’a appris par son père, étant enfant. Je ne voulais pas montrer la chasse de façon amateure. Cela a déjà été assez mal montré, notamment par des animalistes qui veulent montrer l’horreur de la chose.
    Les acteurs qui, pour certains, sont vraiment très connus au Québec, se sont volontiers porter au jeu avec des non-professionnels. Je pense à Louise Portal, qui a joué avec cet enfant handicapé, qui l’est réellement. C’est d’ailleurs drôle, il avait conscience qu’il jouait dans un film. Dans la vie, il parle, mais pour le film, je lui avais demandé de ne pas parler, car son personnage est muet. Et lorsqu’on disait «action, on tourne», il entrait dans son rôle mais lorsque je disais «coupez», je réalisais que parfois ça faisait une heure, qu’il n’avait pas parlé, parce qu’il ne savait pas qu’il pouvait se remettre dans sa peau à lui entre les prises. Mais Louise Portal l’a pris comme son enfant, elle continuait à l’appeler mon p’tit loup entre les prises. Elle s’est montrée très, très généreuse.

    Cela a dû être un magnifique tournage ?

    Oui, ça a été un très très beau tournage, humainement et aussi pour ce que la nature nous a offert.

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