-
Entretien: Benoit Jacquot - 3 coeurs
Par Michel Decoux-Derycke - Le réalisateur français Benoit Jacquot a débuté sa carrière cinématographique, en 1965, comme assistant de Bernard Borderie sur un film de la série Angélique et comme assistant de Marguerite Duras, Marcel Carné et Roger Vadim. C'est en 1975 qu'il réalise son premier long métrage: "L'Assassin musicien". Suivront vingt et un autres films dont "La Désenchantée", "La Fille seule", "Pas de scandale" ou encore "Les Adieux à la reine". Particularité, il a réalisé cinq courts et moyens métrages, non pas au début de sa carrière comme la plupart des cinéastes, mais entre 1988 et 1994. Benoit Jacquot est aussi réalisateur de télévision et a mis en scène des opéras.
C'est vendredi dernier, à Bruxelles, que j'ai pu le rencontrer. Entretien avec un homme affable et disert.Racontez-moi l'idée de ce film ?
L'idée est venue du fait que, dans les années précédentes, j'avais fait des films avec des personnages centraux féminins. D'autre part, c'étaient des films d'époque. Donc j'avais très envie, comme on peut avoir envie de changer de pays, de ville ou de quartier, de faire un film qui se passe de nos jours avec, au centre, un personnage masculin.Avez-vous tout de suite pensé à Benoît Poelvoorde ?
Pour moi, Benoît Poelvoorde est l'acteur, qui joue en français, que je mets au-dessus de tous les autres. Depuis longtemps... Toutefois, je n'ai pas écrit le rôle pour lui. Il pourrait être interprété par l'un ou l'autre. Mais très très vite, avec mon producteur, nous avons décidé que ce serait Benoït Poelvoorde.
C'est un acteur de génie. Il a cette particularité qui devient rare en Europe de pouvoir tout jouer. Du plus sombre au plus bouffon. Il peut tout jouer et tout en même temps. C'est-à-dire tout faire passer d'un coup. Mélancolie profonde dans une joie extravagante. Il est totalement inattendu. Quand je dis moteur !, quand je le dis vingt fois, ce ne sera jamais la même chose. Ce ne sera, en tout cas, pas ce que je pourrai m'attendre à voir. J'attends qu'il me surprenne. Il me surprend à chaque fois. Parce qu'on a le sentiment que chaque scène qu'il joue, il la joue au présent. Il ne la joue pas selon une analyse, une espèce de concentration ou de réflexion qu'il aurait faite pendant très longtemps. Il joue intuitivement selon une situation qu'il sent et qui participe de la journée, du temps qui fait, de l'humeur générale. C'est son présent à lui qui devient le présent du personnage.
D'ailleurs, on le ressent tout au long du film, il n'a jamais été aussi loin en lui-même, partagez-vous cette analyse ?
Vous avez raison. Il est, à la fois, vulnérable, blessé et en même temps, intériorisé. Ce n'est jamais dans le cri ou la gesticulation théâtrale. Tout se voit mais reste absolument familier, crédible. C'est extraordinaire parce que si vous lui dites ça à Benoît, il va rigoler, il va vous dire: mais moi, je n'en sais rien. Demandez à Jacquot.
Tout ce que je peux dire, c'est que j'ai essayé de le mettre dans des situations qui, à chaque fois, seraient favorables. C'est comme des pièges que l'on dispose pour un animal. Pour un fauve. D'une certaine façon, c'est un fauve. Ce n'est pas un petit moineau, pas un pigeon non plus. C'est un animal qui pourrait être dangereux.
Pourquoi Benoït Poelvoorde en inspecteur des impôts ?Il le dit lui-même, dans le film, ce que c'est être inspecteur des impôts. A part la police et je ne tenais pas à ce qu'il soit flic, c'est la profession qui, de façon légale, juridique et presque fonctionnelle, s'introduit dans ce qui a de plus intime chez les gens. Donc cela m'importait qu'il ait ce rapport-là à l'intimité. Ce sont des investigateurs, des enquêteurs. Cela lui donne la place qu'ont l'inspecteur ou le policier dans un film de suspense. D'ailleurs, c'était mon voeu de faire de cette histoire d'amour une histoire de suspense. Un suspense sentimental.
Parlons du reste du casting, notamment Charlotte Gainsbourg ou l'idée de faire jouer Catherine Deneuve avec Chiara Mastroianni, sa fille dans le film et dans la vie ?
Charlotte Gainsbourg a ce côté cassé, brisé. On dirait que, de naissance, elle n'est pas intacte. Donc cela m'intéressait de mettre en jeu une histoire passionnelle entre elle et Benoît Poelvoorde.
Pour Chiara Mastroianni, c'est Catherine Deneuve qui m'a soufflé l'idée. Chiara, cela fait longtemps que je la connais et que nous avions envie de faire un film ensemble. Pourtant au départ, je pensais à deux soeurs avec un écart d'âge plus important, pas à un lien presque gémellaire. Donc grâce à Catherine Deneuve, j'ai changé ma vision des deux soeurs. Bien m'en a pris.
La mère, jouée par Catherine Deneuve, comprend très vite la situation.
Exactement. C'est une chose sur laquelle, presque sans rien se dire, nous étions d'accord, Catherine et moi. Elle est le témoin actif de tout ce qui se passe. Du coup, l'analyste la plus sûre de ce que cela allait devenir. Elle est juste un peu sur le côté, qui voudrait bien faire des signes: attention, attention mais qui ne les fait pas. Parce que le destin est celui-là. Elle n'a pas un rôle de fatalité. Elle a un rôle de choeur antique.
"3 Coeurs" a été sélectionné à la Mostra de Venise, vous n'avez eu aucun prix, êtes-vous déçu ?
A peine déçu. J'aurais quand même aimé que Benoït Poelvoorde remporte le Prix d'interprétation. Mais à partir du moment où l'on donne des prix à des gens qu'on ne connaît pas du tout et dont on ne verra pas ou alors très discrètement la prestation, bon...
Moi, ce qui m'a intéressé, c'est que le jour de la projection à Venise, la salle était bondée et que le film a été copieusement applaudi. Qu'il a suscité, dans le public, une émotion qui m'a ému moi-même. J'étais là avec les trois actrices, puisque Benoît tourne actuellement à Bruxelles, et nous étions absolument enchantés.
Les jurés, je sais ce que c'est, j'ai déjà été juré et même Président de Jury. On décide, à un moment, qu'on va donner les prix dans une perspective bien précise. Si c'est faire émerger des gens peu connus, pourquoi pas ? J'espère que ça leur servira.
Lire aussi la critique de 3 coeurs
Tags : Benoit Jacquot, 3 coeurs, Benoît Poelvoorde, Charlotte Gainsbourg, Chiara Mastroianni, Catherine Deneuve, Mostra de Venise