• Entretien: Patrice Chagnard et Claudine Bories - Les Règles du Jeu

    Patrice Chagnard est un réalisateur français. Après un premier court métrage à l'âge de 19 ans, il fait une pause de quatre ans en voyageant en Orient et en Asie. Ensuite, il se consacre ensuite à la réalisation de documentaires pour la télévision. Il travaille aussi pour l'émission "Le Jour du Seigneur", puis pour le cinéma avec un premier long-métrage en 1995. Depuis plusieurs années, il collabore avec Claudine Bories. Cette dernière a réalisé plusieurs courts et longs métrages depuis 1988.
    Je les ai rencontré à Bruxelles pour parler de leur très intéressant film sur la réinsertion de jeunes demandeurs d'emploi: "Les Règles du Jeu". Entretien avec deux passionnés du documentaire.

    Pourquoi ce documentaire ?

    Patrice Chagnard
    : Nous sortions de notre précédent film "Les Arrivants" dont le sujet était l'accueil des demandeurs d'asile. Nous cherchions à continuer ce travail en traitant à nouveau une grande question de société. Et la question qui nous a paru importante à traiter est le rapport des jeunes et du travail. Sachant que le travail est précisement ce qui manque. C'est quelque chose de nouveau. Particulièrement pour les jeunes, encore plus pour les jeunes sans qualification, sans diplôme et habitant dans des quartiers défavorisés.
    Notre film se situe dans le Nord de la France, une région touchée par le chômage. Ce qui est intéressant, c'est que c'est une région qui a été très touchée par le travail. On l'appelait la première usine de France. Cette usine, elle s'est effondrée. On a affaire à toute une génération de jeunes travailleurs sans travail. C'est ça que nous avons voulu filmer.


    Ce qui est surprenant, c'est que vous filmez dans une entreprise privée et pas à Pôle Emploi.

    Claudine Bories: Nous avons fait des repérages dans des missions locales, ce sont elles qui, en France,s'occupent des jeunes. Mais c'est Ingeus, une entreprise privée qui a remporté le marché du contrat d'autonomie dont il est question dans le film. Dans le contrat d'autonomie, il y a une chose importante, c'est la bourse mensuelle de 300€ qui est donnée aux jeunes. Si ils viennent régulièrement à leurs rendez-vous. Le contrat d'autonomie, pour nous, c'est être sûr de pouvoir suivre des jeunes. De pouvoir les suivre de semaine en semaine et de construire des personnages. Contrairement aux missions locales où les jeunes n'avaient pas cette bourse et disparaissaient. Il n'y avait pas de fidélisation. C'est une des raisons qui nous a amené à choisir Ingeus. L'autre raison, c'est que le seul objectif de cette entreprise est d'amener le jeune à être employable pour un CDD de six mois minimum.

    Patrice Chagnard: C'est le privé avec de l'argent public. C'est une délégation de service public qui leur est donnée. Pôle Emploi et les missions locales ont de plus en plus tendance à se décharger d'une partie de leur travail. Et notamment de certains dispositifs qu'on appelle d'accompagnement renforcé sur des sociétés privées. C'était le cas du contrat d'autonomie. Cela a été confié systématiquement à des sociétés privées. Sous le prétexte de prouver qu'elles étaient plus efficaces que le service public. Ce qui reste à prouver.

    Patrice Chagnard et Claudine Bories

    Comment avez-vous choisi les jeunes et se sont-ils laissé facilement filmer ?

    Claudine Bories: Nous avons commencé à filmer des jeunes qui arrivaient pour leurs six mois d'accompagnement dès leur premier rendez-vous. C'était le critère, nous voulions les suivre du début à la fin. Au départ, il y avait une quinzaine de jeunes. Certains ont disparu, d'autres ont trouvé du boulot tout de suite. Quand on est entré en montage, on avait six personnages et on a resserré à quatre.

    Patrice Chagnard: Les jeunes n'ont pas eu de réticences à se laisser filmer. Mais il faut quand même préciser que nous les avons accompagné pendant huit mois. Il y a une relation qui s'est créée. Une confiance aussi. Nous avions un regard bienveillant. Au départ, ils nous ont laissé faire. Ensuite je pense qu'il s'est installé autre chose. Ils nous ont donné beaucoup. Le secret, c'est la durée. Il y a aussi le fait que nous n'avons rien demandé. Nous ne les avons pas interviewé, nous n'intervenons pas dans ce qui se passe. Nous étions des témoins, certes très présents mais des témoins.

    Avez-vous des nouvelles de ces jeunes ?

    Claudine Bories: Difficile de répondre à cela parce que nous avons très peu d'échos, de nouvelles d'eux. Ils ont plus ou moins disparus. Hamid n'a plus de téléphone, plus de mail. Lolita, quand je téléphone, ne répond pas ou ne me rappelle pas. En fait, le film n'a rien changé dans leur vie. Ils sont dans un autre monde. Un monde qui existe avec ses règles, ses lois. Mais ce n'est pas le nôtre. C'est une des choses qu'on a trouvée incroyable à Ingeus, qui confirme quelque chose qu'on sent bien dans la société française, c'est cette fracture qu'il y a entre toute une partie de la société et l'autre. C'est-à-dire qu'il y a des gens qui vivent dans un monde parallèle. Ils n'ont pas les mêmes préoccupations, ils ne gagnent pas le même argent. Ils sont entre eux et c'est quelque chose de dramatique, cette fracture.

    Patrice Chagnard; C'est un fossé qui ne cesse de se creuser. La réalité, c'est qu'il n'y a pas d'emploi pour eux. Le fond du drame, il est là. On peut se raconter n'importe quoi, si il n'y a d'emploi, on ne saurait pas l'inventer. Peut-être faut-il distinguer entre l'emploi et le travail ? Il manque d'emplois, peut-être pas de travail. Ils trouvent d'autres moyens de travailler, au noir par exemple. Cela arrange une certaine économie, je n'en sais rien. Cela arrange forcément quelqu'un, il y a des intérêts en jeu dans le fait que le marché de l'emploi se soit à ce point resserré.

    Et Ingeus, comment cette société a-t-elle accepté votre présence ?

    Claudine Bories: Ingeus est une grosse société internationale, australienne d'origine. Avec des succursalles un peu partout dans le monde. Il y en a une en France et la direction est à Paris. Il nous a fallu avoir l'autorisation d'Ingeus France pour filmer. Cela a été un peu compliqué. Notre chance, c'est que la directrice d'Ingeus France est une cinéphile. Elle aime le cinéma. Elle avait d'abord dit non. Elle avait lu notre projet, cela ne lui paraissait pas possible pour l'image de l'entreprise. Puis quand nous lui avons parlé de notre démarche, de notre éthique, de notre façon de travailler, il se trouve qu'elle a une amie monteuse que nous connaissons. Elle s'est renseignée auprès de cette monteuse qui lui a dit du bien de nous. Elle a finalement accepté. Elle ne l'a pas regretté. Quand elle a vu le film, elle a marché complètement surtout au personnage de Lolita.

    Auriez-vous pu en faire une fiction ?

    Patrice Chagnard; Oui mais nous aimons le documentaire. La réalité est souvent plus forte que la fiction, pour nous. Nous avons choisi cette voie-là depuis toujours. En même temps, il y a peut-être une dimension de fiction dans notre travail qui naît dans la manière dont le réel est filmé et dont le récit est raconté. Il y a une dramatisation et en même temps, on n'intervient pas sur la réalité qu'on filme. On reste vraiment dans ce que nous appellons le cinéma direct. Un cinéma d'observation où le cinéaste n'intervient à aucun niveau. Ni par une voix off, ni par des interviews, ni par une mise en scène. Toutefois, il y a un regard, on choisit des personnages, on choisit une manière de raconter l'histoire. Ce n'est pas par hasard que vous nous posez la question de la fiction. Parce qu'il y a déjà quelque chose de ça dans le documentaire. Il y a une dimension de fiction qui vient des personnages. Du fait qu'on s'attache à eux, qu'on fait tout pour que le spectateur s'attache à eux. C'est pour cela qu'on a peu de personnages.

    Votre film est sorti en France le mois dernier, quelles ont été les réactions ?

    Claudine Bories: Nous faisons beaucoup de débats. On tourne énormément notamment en province. Cela va durer jusque fin avril. Les gens sont très touchés par le film.

    Patrice Chagnard; Tout le monde n'est pas touché de la même façon. Comme c'est un film qui ne balance pas un message, qui se construit de façon assez subtile, sans jugement, sans dénonciation, les gens le reçoivent très diffèrement. Ils sont touchés mais pas par les mêmes choses. Chacun se positionne en fonction de sa sensibilité, de son expérience. D'une façon comme d'une autre, cela creuse la question. Cela permet la réflexion et c'est cela que nous voulions.

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