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Entretien: Marjane Satrapi - Poulet aux prunes
Par Isabelle Defossa - Pour la deuxième fois, la dessinatrice et scénariste de bande dessinée Marjane Satrapi a choisi de passer derrière la caméra pour adapter une de ses propres BD. Après "Persepolis" en 2007, c'est "Poulet aux prunes" que l'on peut retrouver sur grand écran. Le film est sorti cette semaine dans les salles belges.
Marjane Satrapi est quelqu'un ayant énormément de choses à dires.Pourquoi choisir d’adapter votre bande dessinée "Poulet aux prunes" avec des acteurs en chair et en os et non d’en faire un film d’animation comme vous l’avez fait pour "Persepolis" ?
Parce que je ne suis pas vraiment un metteur en scène d’animation. Ce n’est pas comme si j’avais fait dix films d’animation et que j’étais reconnue en tant que meilleure animatrice du monde. Je ne suis pas Miyazaki ! Pour "Persepolis", on a choisi avec Vincent Paronnaud la forme de l’animation pour une raison très spécifique. Comme c’est une histoire qui raconte une révolution, si on l’avait mise dans un endroit géographique défini avec un type d’être humain défini, les gens auraient pensé: «Encore une histoire de ces tiers-mondistes qui sont loin de nous, que l’on ne connait pas». Alors que l’abstraction du dessin nous permettait d’avoir un propos beaucoup plus universel. Une fois que cette expérience a été faite, la seule chose dont on avait envie, c’était de faire une nouvelle expérience. C’était ça qui était intéressant. Ça ne nous a pas facilité la vie parce que quand on fait un film d’animation qui marche, les gens veulent que vous fassiez le deuxième tome du film d’animation qui marche. Mais bon, il y a trois choses qu’il faut quand même éviter dans le cinéma: les biopics, le numéro deux d’un film et un remake.Comment trouve-t-on la distance nécessaire pour réaliser sa propre bande dessinée ?
Que ça soit ma propre BD ou un autre livre, peu m’importe. L’avantage d’adapter mon propre livre, c’est que je le connais très bien donc c’est moins difficile. Je ne suis pas quelqu’un qui est fort attachée aux choses. Mais je sais qu’il y a une grande différence entre le langage de la bande dessinée et celui du cinéma. Le rapport qu’a le lecteur avec une bande dessinée n’est pas le même que celui qu’entretient le spectateur avec un film. Le lecteur doit toujours être actif, imaginer tout hors des cases. Au cinéma, le spectateur est actif mais a posteriori. Pendant qu’il regarde le film, il est passif. Tout lui est imposé. Ce n’est pas son imagination. Si je dois faire de grands films qui prennent beaucoup de temps, je préfèrerais que ce soit mes histoires. Mais maintenant, je n’adapterai plus. Là, il y a eu un concours de circonstances. J’ai eu la chance que quelqu’un me demande de faire "Persepolis" et après, j’avais très envie d’adapter "Poulet aux prunes". Mais je n’adapterai plus jamais mes livres.Pourquoi ?
Parce que c’est très chiant ! Vous devez penser à une histoire d’une certaine façon puis penser à la même histoire d’une autre façon. C’est faire deux fois le même travail ! Maintenant, si je fais des livres, je fais des livres et si je fais des films, j’écrirai des scénarios originaux. Je préfère faire quelque chose de nouveau.Au cours du processus d’adaptation, vous avez dû faire des choix. Que désiriez-vous absolument garder ?
Mes livres sont très stylisés, minimalistes. Je mets l’accent sur les émotions par exemple. Dans un film, il faut créer des décors et un univers cohérent qui tourne autour de l’histoire. Dans "Poulet aux Prunes", on a repris tels quels du livre la structure, les flash-backs, les flash-forwards et même certains dialogues. Mais dans un film, il y a un côté grandiose et il faut tout faire tenir dans un certain nombre de minutes. On n’est plus en 1920 où on pouvait faire tenir des films de 8h30 ! Maintenant, vous faites un film, il fait 1h30, 2h, 2h15. Mais vous pouvez écrire un livre qui fait 2000 pages, vous en donner à cœur joie !Dans votre collaboration à la réalisation avec Vincent Paronnaud, comment s’effectue la répartition des tâches ?
Chacun s’occupe un peu de tout. La collaboration avec Vincent, c'était déjà pour "Persepolis". J’avais envie de travailler avec lui parce que c’est quelqu’un de très intelligent et que j’aime sa présence. Nous travaillons beaucoup ensemble en amont de la production-même. Une fois sur le plateau, Vincent reste avec le chef op et moi avec les acteurs. J’ai tout de même un avis sur ses cadrages et lui sur la direction du jeu des acteurs. Mais nous ne formons pas une sorte de monstre à deux têtes qui s’entend parfaitement. Il y a des moments où nous sommes en désaccord total. C’est comme dans un couple !Pourquoi avoir choisi de retravailler avec Olivier Bernet ? Était-ce une évidence ?
Olivier Bernet est un musicien génial. Pour "Persepolis", nous avions besoin d’une musique qui accompagne tout le temps l’histoire sans jamais vraiment prendre le dessus. Il nous fallait aussi des envolées lyriques. Et il a réussi à le faire. Quand vous connaissez un type qui produit trois fois plus de musique que vous ne le demandez, qui travaille, qui est exigeant et qu’en plus vous l’aimez beaucoup, il n’y a aucune raison d’aller voir ailleurs. J’ai rencontré le groupe Air à Abu Dhabi. Et les musiciens m’ont dit que la musique d’Olivier Bernet était de la musique de film comme on n’en fait plus. C’est ce que je pense profondément et j’étais heureuse que des bons musiciens pensent la même chose. Même Renaud Capuçon, qui est un des meilleurs violonistes actuels, a pris beaucoup de plaisir à jouer les morceaux composés par Olivier Bernet.
Mathieu Amalric s’est-il imposé tout de suite ?
Pour Vincent et moi, Mathieu Amalric est le meilleur acteur français. Il a la folie, le côté romanesque, fantasque et physique. Je trouve que c’est quelqu’un de délicieux. L’acteur est super mais l’être humain est encore mieux. Ça a été un bonheur absolu de travailler avec cet homme. Notre premier choix était Mathieu Amalric ainsi que le deuxième, le troisième et le quatrième. S’il nous avait dit non, on aurait été «dans la merde» comme on dit. Heureusement qu’il nous a dit oui."
Vous avez aussi choisi Jamel Debbouze. Pourquoi lui ?
Pour ce rôle du Dervish qui sait tout et celui du roublard qui sait tout. C’est le même rôle. L’un lui dit «fume de l’opium et profite de la vie» et l’autre lui dit «vous avez renoncé à la vie, il n’y a rien de pire au monde». C’est l’histoire de Siddharta de Hermann Hesse. Vous avez une quête mystique pour arriver à quelque chose mais le mysticisme, vous pouvez aussi le trouver dans le côté matériel de la vie. Il fallait un petit personnage roublard avec des yeux super intelligents et Jamel a ces qualités-là. Puis, ça faisait longtemps que j’avais envie de faire quelque chose avec lui."Poulet aux prunes" semble aborder un sujet moins politique que "Persepolis" et moins sociologique que "Broderies". Le sujet y est plus «léger». Ce changement est-il volontaire ou bien s’est-il imposé naturellement ?
Il y a énormément de choses qui m’intéressent dans la vie. L’amour m’intéresse. La sociologie parfois. La politique de moins en moins parce que je m’en suis fort approchée. Dans un premier temps, j’entendais les politiciens parler et je me disais qu’ils parlaient bien et qu’ils voulaient changer le monde. Puis je me suis dit « peut-être pas tant que ça ». Finalement, je me suis rendu compte que ce sont des gens qui font « bla bla bla » et qu’il n’y a vraiment pas de vision à long terme et qu’il n’y a même pas de connaissance de l’être humain. Par exemple, dans une belle idéologie comme le communisme qui dit que les hommes doivent être égaux, c’est beau. Mais c’est très mal connaitre l’être humain qui veut toujours avoir plus que son voisin. Et dans une pensée de droite qui dit que la vie est régie par la loi de la jungle et que le plus fort gagne, les faibles n’ont pas le droit de se reproduire. Dans la loi de la jungle, on vous donne une baffe et on viole votre femme. La politique ne doit pas s’occuper que de l’économie sinon elle ignore l’être humain. Je ne trouve donc mon compte dans aucune des idéologies. Je ne suis ni de droite ni de gauche. Je veux profondément mettre l’être humain et son identité au centre des attentions. Et cela, de différentes façons.
Une fois je fais un film, "Persepolis", une autre fois je fais "Poulet aux prunes". Dans un pays comme l’Iran, il existe beaucoup de préjugés. Alors au lieu de dire tous les slogans, il est peut-être aussi important de dire aux gens que dans le pays qu’ils connaissent au travers de la barbe, le voile et le nucléaire, en 1958, il y a un homme qui est mort pour l’amour d’une femme. Je pense que ça vaut tous les slogans du monde. Il existe différentes façons de dire les choses. Et si le travail parait moins sociologique, faire un film qui parle de l’Iran, qui se fait dans les studios Babelsberg en Allemagne, avec des acteurs qui sont de toutes les nationalités et qu’on finit par créer un film français, je trouve que sociologiquement, ça veut dire que le multiculturalisme est possible.
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