• Entretien: Nabil Ayouch - Much Loved

    Nabil Ayouch est un réalisateur franco-marocain. Il réalise son premier long métrage: "Mektoub", en 1997. Son deuxième, "Ali Zaoua, prince de la rue", a remporté une dizaine de prix dans les festivals. Trois autres films garnissent sa filmographie: "Whatever Lola Wants", "Les Chevaux de Dieu" et "Much Loved".
    C'est à Namur, au FIFF, que je l'ai rencontré. Entretien avec un homme calme, à la parole sereine.

    Pourquoi ce film ?

    Pour donner la parole à ces femmes, pour les rendre visibles et surtout parce qu'elles m'ont touché. Elles m'ont considérablement touché. Je les ai rencontrées, à Marrakech, tout au début d'un long processus. Celui-ci a duré un an et demi, pendant lequel j'ai rencontré entre 200 et 300 femmes, je ne sais plus. Leur parole est belle et mérite d'être entendue.

    En aviez-vous l'idée depuis longtemps ?

    J'ai une fascination, depuis un bout de temps, pour le personnage de la prostituée. Dans la société marocaine, par tout ce qu'elle véhicule, parce que tout ce qu'elle donne, qu'elle transmet et le peu qu'elles reçoivent. Cette dichotomie m'a interpellé depuis assez longtemps. Et on retrouve des personnages de prostituées dans "Ali Zaoua, prince de la rue", mon deuxième long métrage, également dans "Les Chevaux de Dieu". Chaque fois, c'est la mère d'un des protagonistes. Dans un schéma assez similaire de honte, la notion de honte est assez présente dans la société marocaine. Ces garçons, chaque fois, brisent le lien avec leur mère et décident de s'enfuir. Pour certains, ils vont dans la rue, pour d'autres, ils deviennent terroristes. Donc ce lien de la prostituée à sa famille, à la société m'intéressait depuis longtemps. Je tournais autour et finalement, j'ai décidé de rentrer en profondeur dans le sujet. C'est passé par cette phase d'écoute dont je vous parlais tout à l'heure.

    Nabil Ayouch

     Pourquoi la fiction plutôt que le documentaire ?

    Je n'avais pas une idée précise de la manière dont j'allais aborder ce thème. Je savais juste que je voulais le pénétrer en profondeur. Je voulais briser cette forme de schizophrénie, cette hypocrisie dans laquelle on vit. Qui consiste à ne pas vouloir se regarder en face. C'est petit à petit, au fur et à mesure de ces rencontres, que je me suis rendu compte qu'un regard sur elles était né. C'est ce regard qui m'a laissé penser que ce ne serait pas un documentaire. Que j'avais envie de dire des choses sur elles, de les mettre en scène. Vous avez pu le voir dans le film, d'une manière très naturaliste, mais malgré tout, de les mettre en scène.

    Comment avez-vous composé votre casting ?

    La plupart ne sont pas actrices, à part Loubna (NDLA: Abidar, l'actrice principale) qui a eu quelques expériences au cinéma. Mais elle le dit elle-même, c'est vraiment son premier rôle. Pour les autres, c'est la première fois qu'elles passent devant la caméra. Ce sont elles qui sont venues vers moi, en entendant parler de ce sujet et de mon envie de le traiter. Parce qu'elles ont grandi dans des quartiers populaires, parce qu'elles ont côtoyé des prostituées depuis qu'elles sont jeunes. Elles avaient cette vérité qu'elles voulaient mettre au service du film. Et moi, de mon côté, je voulais être sûr qu'elles fassent le film pour les bonnes raisons. Je les ai questionnées sur leurs motivations profondes. Quand j'ai vu que d'une certaine manière, on se rejoignait, cela m'a rassuré. Je leur ai bien précisé qu'il y aurait un après.

    N'est-ce pas aussi un constat de la société marocaine ?

    Non, je ne le fais pas. Parce que c'est trop généralisateur. J'essaie de dévoiler tout ce qu'il y a de beau ou de pas beau d'ailleurs. Dans le rapport qu'ont ces femmes aux hommes, à la société et à leur famille. Ce sont les trois grands ensembles qui les entourent. Et en dévoilant ce rapport, évidemment, il y a des choses qui sous-tendent la société marocaine.

    Et que pensez-vous de la polémique qui a entouré le film ?

    C'est un truc que je n'ai pas compris. Toute cette haine, toute cette violence. La manière dont ça s'est déversé. Parce que je suis tellement habitué à vouloir affronter ce qui ne va pas et à en parler. Je n'ai pas compris qu'autant de gens puissent se trouver blessés, offusqués, pour de mauvaises raisons. Juste parce que j'avais choisi de traiter ce film de cette façon-là. Cela m'a profondément interpellé, choqué, blessé et je crois que les comédiennes aussi. Du coup, je trouve ça tellement vain, tellement inutile par rapport à ce que le film peut générer comme débat public. Et d'ailleurs, il a commencé. Je préfère me concentrer vers, en tout cas, ce que le film a permis comme parole libérée.
    Loubna me disait dernièrement qu'il y a pas mal de prostituées, dans ses connaissances, qui l'appellent pour lui dire merci pour ce film, pour dire que maintenant, elles existent, qu'on les voit, qu'on parle d'elles.
    Pour moi, c'est ça le cadeau. Que des filles se sentent réelles tout à coup. Que derrière, toute une série de reportages commencent à sortir que ce soit dans les journaux, sur Internet où enfin, ces filles parlent, se confient. Cela ouvre la porte à plein de champs du possible.

    Que diriez-vous aux lecteurs pour qu'ils aillent voir le film ?

    Vous savez, le risque dans des cas comme ça, c'est qu'on puisse croire que le film est une réalité un peu sombre de la vie de ces femmes. Ce n'est pas du tout cela. Ou un objet du scandale parce qu'au Maroc, on a voulu le diaboliser et faire croire qu'il était ce qu'il n'est pas. Moi, je dirais qu'il y a une réalité dure mais il y a aussi toute l'humanité de ces femmes. Que j'ai voulu aller chercher toute la beauté en elles. Leur drôlerie, leur sensibilité, cette espèce d'union indéfectible d'amitié. Je pense que c'est ça, la vraie leçon du film.

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